Les heures juives ont leur cimaise. Elle est certes virtuelle : peintures, aquarelles, esquisses, dessins, pochades ou gravures reposent dans des musées ou ont trouvé un abri dans des collections privées. Le Musée du Louvre offre ses dorures à deux chefs d'oeuvres peints en atelier de retour à Paris : La Noce juive au Maroc et Musiciens juifs de Mogador, où la part juive du voyage d'Eugène Delacroix au Maroc est admirablement inscrite.
Ces heures juives doivent leur existence aux multiples complications auxquelles l'ambassade française venue au Maroc en 1832 fut confrontée. Des confusions politiques, des contrariétés diplomatiques et des agacements financiers s'étaient invités dès son arrivée à Tanger. La vue des Français crispait les Marocains. La brutalité des armées qui avaient envahi Alger ne ménageait pas la colonie marocaine vivant dans la région d'Oran. La maladresse des chrétiens pendant le mois sacré de Ramadan passait pour de l'irrévérence aux yeux des fidèles. Quand à la colonie consulaire, elle traitait par le dédain la fatuité des Français. Quatre années s'étaient écoulées depuis la mort du consul de France sans que le Ministère ne trouve de successeur à Edouard Sourdeau. Le vice-consul assurait l'intérim mais la bonne volonté de Jacques Denis Delaporte ne pouvait parer à un climat ceinturé de suspicions. Rien donc de ce que Delacroix imaginait au départ ne trouvait place dans le monde qu'il visitait. Il voyageait à ses frais, devait veiller sur ses dépenses tout en se ménageant des facilités pour son travail.
Si l'insolite et le curieux s'invitaient à chacun des pas du peintre, l'interdiction de la représentation de la figure humaine en islam s'ajoutait aux contretemps et aux résistances locales. Ces préjugés et d'autres freins allaient conduire l'artiste vers les cercles intimes de l'interprète juif du Consulat. Les familles posaient pour lui. Il s'attardait dans leurs maisons, partageait leur quotidien et, observant leur attachement pour "la parole reçue autrefois", ses sentiments furent ébranlés à plusieurs reprises.
Sur ce terreau de difficultés une moisson documentaire exceptionnelle devait naître. Des dessins et des écrits portés par un regard empreint d'humanité sont dédiés à une population ignorée alors de tous. On appréhende pour la première fois avec Delacroix les rituels, les traditions, les festivités qui encadrent les heures juives au Maroc. Voulues comme de simples aide-mémoires au départ, les notes de cet observateur soucieux de vérité éclairent l'excellence de cette rencontre et accompagnent avec empathie "les Maures et les juifs" qui, sur ses toiles et ensemble, poursuivent leur dialogue plusieurs fois millénaire.
Ainsi commence la singulière histoire de celui qui, au départ de Paris, s'imaginait voguer vers l'Orient.