Les avant-gardes du début du XX° siècle ont exploré un espace de création bien particulier auquel les époques antérieures avaient accordé une place nettement plus limitée : il s'agit de l'angle.
Braque fut l'un des tout premiers - si ce n'est le premier - à construire à Paris des sculptures d'angle faites de carton et de papier, qu'il détruisit par la suite mais dont il reste une seule photographie d'un seul exemplaire prise dans son atelier de l'hôtel Roma, rue Caulaincourt (début 1914). Tatline a élaboré une série de contre-reliefs d'angle (1915) qui sont des sculptures d'angle en métal faisant écho à la construction de Braque. Malévitch, au cours de l'exposition O.10 à Petrograd, a accroché un tableau suprématiste - un carré noir sur fond blanc - en hauteur dans un angle, reprenant ainsi explicitement le mode de présentation des icônes byzantines (1915). Ces exemples historiques majeurs montrent combien cet espace singulier a fait l'objet d'une exploration selon des procédures diverses dès le début du XX° siècle, exploration qui n'a pas cessé depuis. Joseph Beuys, Robert Morris, Barry Flanagan, Richard Serra, James Turrell, Cildo Meireles, Gordon Matta-Clark, Dan Flavin mais aussi Maurizio Cattelan, Robert Gober, Karsten Höller ou Veit Stratmann sont parmi les très nombreux artistes à avoir investi cet espace curieux. Car mettre les choses dans un coin c'est les oublier, les chasser de son esprit, les expulser hors de la dignité supposée des êtres et du monde. C'est les éloigner du regard pour les condamner à l'exil. Certaines constructions d'angle auront cette destination : occuper bassement l'espace, expulser l'oeuvre du centre traditionnel du lieu d'exposition pour en explorer les recoins, c'est-à-dire aussi pour faire valoir un certain rejet de la forme claire et distincte, solide et préhensible, et pour mettre en scène une sculpture organique (Beuys), molle (Flanagan) ou encore abjecte (Matta-Clark). Mais l'occupation de l'angle est aussi une manière de mettre à l'épreuve la virtuosité du sculpteur et la gravité du matériau qu'il utilise en lui faisant plus clairement défier les lois de l'équilibre (Serra). Elle est encore une façon de se concentrer plus directement et avec une insistance supplémentaire sur la visibilité de la forme qui devient ici plus vive et plus hypotonique alors même que son espace d'apparition se complique (Turrell). En réalité l'angle encourage la réalisation de processus plastiques divers qui tirent profit de cette zone singulière pour construire une mise en scène, jamais quelconque, car toujours occupée à inventer une réponse physique particulière face à un espace qui la traite sans ménagement. Ce sont ces réponses dont l'exposition, accompagnée d'un catalogue, tentera de faire la généalogie et de dresser le panorama.